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Dans
un fragment rarement cité, Proust fait état de l’espoir créatif, qui s’empara
brusquement de lui, après de longs mois de prostration due à la lecture
réaliste des Frères Goncourt, dont le talent prisé dans les milieux artistiques
de l’époque, lui semblait détruire l’idée qu’il se faisait de la littérature
et de l’art dans son ensemble. Son espoir jaillit brusquement de la contemplation
d’une Marine d’Elstir, qui offrait au regard émerveillé du spectateur
ce qu’on peut nommer la «pré-individualité» retrouvée du monde. qu’il
qualifie de «virtuelle» et qu’il situe avant que les choses ne se soient
individualisées en une identité stabilisée et répertoriée en noms, selon
les codes de la langue. Proust s’exprime en ces termes :
C’était un bateau mais on sentait s’ébaucher en lui les natures mêlées
du rocher, du nuage et du reflet. Quand il peignait le rocher-nuage-reflet,
il y peignait la virtualité du bateau qui vous avait permis d’affirmer
que c'était un bateau. Et comme c’est en effet ce qui s’est passé en vous
quand vous voyez un bateau au loin, une impression que vous avez éprouvée
et refoulée, on s’écriait devant la vérité de sa peinture précisément
à cause de l’illusion représentée.1
C'est la dimension de «virtualité» du monde manifesté par la lumière,
la couleur, l'inscription du trait, que je voudrais tenter d’approcher
par ces quelques notes guidées par les propos de Roger Eskenazi :
Couleur de la lumière (et de l’émotion)
Couleur dynamique Blancs de la non-perception
Approximations successives qui créent l’espace avec le temps de leurs
apparitions-
Le tableau se fait et se défait
La peinture du mouvement devient le mouvement de la peinture, la mobilité
de l’il et de l’esprit-
La ligne et la couleur fuient et se poursuivent, l’une l’autre-
Formes ouvertes, éclatées, rayonnantes, libres, mutations, métamorphoses
et leurs relations variables-transparences-
Droite gauche- haut et bas- leur renversement- le lointain est devenu
proche- leur dialogue continuité- ruptures- distances- l’espace est tout
autour.2
Ce texte, qui tient du poème, situe non seulement le sens que Roger Eskenazi
accorde à son entreprise de peintre, mais le lieu de la toile conçu comme
champ opératoire, où opèrent les métamorphoses de ses créations, dont
on ne peut dissocier le mouvement dynamique, qui anime sans jamais le
fixer, ni l’arrêter, le rayonnement des couleurs dans la conquête de la
lumière, du cheminement du trait, qui fait émerger tout un système enchevêtré
de tensions orientées, qui tissent la trame de l’uvre irréductible
à l'institution symbolique d’un nom. D’où, le titre : «Les Non-Nommés»,
que le peintre accorde à une série de toiles, qui datent des années 1996-1997-1998.
Que Roger Eskenazi parte du rapport dynamique, qu’il noue avec les danseurs
et les acteurs, qui animent le plateau d’une scène de ballet ou de théâtre;
les chiens qu’il ne craint pas de saisir par la gueule, pour enregistrer
les vibrations de leur mâchoire, qui créent un étrange accord avec la
couleur violacée de leur palais, le grondement rauque issu de leur gorge,
la blancheur tranchante de leurs crocs ; l’insupportable résignation docile
des moutons à l‘abattoir ; la violence du geste du tueur qui les foudroie
; ou les assises géologiques des collines de Haute-Provence, animées par
les variations fluides du feuillage des chênes et les ondulations parfumées
de la lavande ; toujours les toiles manifestent ce qu’on pourrait nommer
une situation de «métastabilité» virtuelle, où dans le jeu global
des couleurs, des masses, des lignes de forces inconnues en instance d’apparaître,
qu’aucune détermination instituée ne peut clôturer dans l’identité du
«Même», s’impose le lyrisme de la lumière, qui rejoint l’imaginaire des
contes. Ainsi, comme l’énonce la parole du poète, qui a bercé notre enfance,
«on ne voit plus que la route qui poudroie et l’herbe qui verdoie».
Pour Roger Eskenazi, il y va d’un «poudroiement» et, si l’on peut risquer
l’expression : d’un «verdoiement» si intenses que tous les rapports à
la route et à l’herbe en sont métamorphosés, cependant que c’est une dimension
inconnue de la route et de l’herbe qui se fait jour sur les traits incisifs
de la toile.
Or, il convient de prendre le terme de : «trait», selon l’acception
allemande de «Riss», qui signifie en même temps : déchirement et
scission. Ce qui atteste le combat instauré par toute uvre d’art
entre «l’Ouvert», au double sens rilkéen et heideggérien et la
«Terre»: terme qu’emploie Heidegger dans : L’Origine de l’uvre
d'art, pour désigner la dimension de réceptacle de l’uvre, qui
abrite et garde le mouvement d’éclosion de la composition. Par-delà les
dualismes séculaires de la forme et de la matière, l’Ouvert et
la Terre permettent de penser au plus près le surgissement du Monde
à travers le faire advenir de l’uvre Ainsi, Heidegger écrit-il dans
l’Origine de l’uvre d’art :
Le trait est le foyer des vections qui se manifestent dans le plan,
le profil, la coupe, le contour... Ce qui est à produire, le tracé du
trait, se confie à l’indécelable émergeant en l’ouvert.3
Chaque uvre de Roger Eskenazi par le mouvement de tensions qu’elle
instaure entre le dédale des traits, qui se prennent en formes et le «poudroiement»
en émanation de la lumière, qui fait irradier l’ocre, le jaune, le rouge,
l’azur, ou le vert, instaure le combat entre «monde» et «terre», en lequel
s’établit, en deçà de tout motif institué, la «stature» de l'œuvre.
Car, ce que présente Roger Eskenazi n’est autre que «l’indécelable
émergeant en l’ouvert». Mouvement de genèse, où se situe la poésie
du monde. D’où l’extrême tension qui anime chacune des compositions, qui
défient toute possibilité de représentation instituée. Selon cette perspective
:
Le tracé du trait doit se restituer dans l’opiniâtre pesanteur de la pierre,
dans la muette dureté du bois, dans le sombre éclat des couleurs. Dans
la mesure où le trait est récupéré par la terre, le tracé parvient à l’ouvert
et est ainsi instauré, c’est-à-dire imposé clans ce qui émerge dans l’ouvert
en tant que ce qui se préserve du décel.4
Autant dire que chaque toile de Roger Eskenazi est un acte du voir. Ce
n’est pas un objet de culture mais une transcendance incarnée. Car peindre,
pour Roger Eskenazi, c’est se projeter sur la toile pour tenter de mieux
voir le monde. Contrairement aux peintres cubistes, qui inventent de nouvelles
formes en déstructurant les anciennes, dont ils conservent cependant les
éléments de connaissance ; ce qui inscrit leurs créations au sein de l’académisme,
certes contesté, mais cependant toujours présent, à titre de référence
niée par l’effort de renouvellement, Roger Eskenazi saisit le Monde en
sa phase de pré-individualité métastable, qui est en deçà de l’identité
et de l’altérité, parce qu’à ce niveau, les choses ne sont pas encore
individualisées, et ne sont pas encore stabilisées selon les conventions
du savoir collectif. En ce sens, la peinture de Roger Eskenazi est énergie
à l’uvre Ce que confirment les propos suivants :
Déambulation- cheminements- les lignes sont nomades
...-Les objets n’ont pas de formes fixes-
...Désigner, décrire, définir, c’est fuir l’étrangeté et l’inconnu- Périr-
La forme n’est pas donnée, elle est signe rythmé né d'un rapport dramatique
entre lumière et mobilité- Cette sorte de dessin réalisé que suggérait
Léonard : "... La manière particulière dont se dirige à travers toute
son étendue... une certaine Iigne flexueuse qui est comme son axe générateur."
5
Les mêmes réflexions apparaissent dans les notes prises par Colette Fellous,
lors d’un entretien avec Roger Eskenazi 6 :
Ces appels de la lumière ébranlent le temps, l’espace, ils en sont la
tension, l’énergie.
Pas plus que l’amour la lumière ne se laisse posséder- elle n’est pas
un objet, elle est la liberté même devenue couleur "el tres de Mayo"-
Goya.
La forme est devenue signe rythmé, né d’un rapport dramatique entre lumière
et mobilité.
L’originalité, mais aussi le courage démontrés par Roger Eskenazi, qui
n’a jamais succombé à une représentation facile de la réalité instituée
par les codes de nos sociétés, tient à ce qu’il a voulu, une fois pour
toutes, dès sa jeunesse, non certes "saisir" la réalité, car celle-ci
est toujours à faire- telle est l’énigme de notre liberté ! - mais "l’observer",
"l’infléchir", quand elle se forme en son deve-nir, dont le tableau n’est
autre que l’une des manifestations, qui comme notre espèce, est fragile
et provisoire. Car la toile n’est pas peinte par une main et un regard
qui seraient hors-monde. Elle est du monde et ne s’accomplit en oeuvre
que lorsqu’elle accepte le destin de son titulaire, qui ne peut voir qu’à
travers elle. Pour Roger Eskenazi, peindre est une manière de hanter les
choses, pour tenter d’en élucider le mystère, et selon la patience de
cet effort, de se connaître un peu mieux soi-même.
Aussi l’obstination de cet artiste relève-t-elle du geste mallarméen,
qui énonçait sobrement, à propos de l’acte d’écrire:
Qui l’accomplit intégralement se retranche.
Pour rester fidèle à lui-même, mais aussi au Monde, qui n’a jamais fini
de restituer au regard du créateur l’émerveillement de ses métamorphoses,
Roger Eskenazi a pratiqué l’art du "Grand Retranchement.
"Aussi, en transférant le verbe: "écrire", en le verbe : "peindre", pourrait-on
dire textuellement avec Mallarmé:
C’est ce jeu insensé de "peindre", s’arroger, en vertu d’un doute- la
goutte d’encre apparentée à la nuit sublime- quelque devoir de tout recréer,
avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être
(parce que, permettez-moi d’exprimer cette appréhension, demeure une incertitude).
Un à un, chacun de nos orgueils, les susciter, dans leur antériorité et
voir...
N’est-ce pas ce même acte du voir, vécu dans l’incertitude créatrice de
son insertion vive dans le monde, que chaque toile de Roger Eskenazi,
par la maîtrise conjuguée du trait et de la lumière, porte à l’éblouissement?
Jacques
GARELLI
- Philosophe et poète
1 Cité
par A. Eissen, in : Les Marines d’Elstir. Art et Littérature. Actes
du congrès de la Société française de littérature générale et comparée.
P224. Aix. 1986.
2 Texte de Roger Eskenazi publié dans le catalogue, lors de l'exposition
du Musée des Beaux-Arts de la ville de Nantes. 26 février-18 avril 1983.
3 L'origine de l'œuvre d'Art. in : Chemins qui ne mènent nulle part.
P 50. Trad. Fr. Paris Gallimard 1962.
4 ibid. P 50.
5 Traité de la Peinture. Cité par Roger Eskenazi, dans le texte publié
pour le catalogue, de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de la ville de
Nantes. 26 février-18 avril 1983.
6 "Instants de lumière". Emission: "Les chemins de la connaissance."
France Culture. Diffusion 25 novembre 1982.

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